Bruce Swedien : The Master of Sound
Article publié en 2014 dans le numéro 6 de MICHAELzine :
J’aurais pu garder ce morceau de choix pour plus tard, mais la tentation était trop forte de vous parler de Bruce Swedien. Car, s’il doit y avoir un « Master Of Sound », c’est bien lui. Bruce Swedien, ce nom évoque beaucoup de choses, non seulement pour les fans de Michael Jackson, mais aussi pour les fans de grande musique en général.
Il y a tant de choses à dire sur ce Monsieur que je ne sais par quoi commencer. Je pourrais néanmoins commencer par vous dire que j’ai
eu l’immense privilège de rencontrer Bruce Swedien il y a quelques années et que cette rencontre a changé à jamais ma façon d’écouter et d’apprécier la musique. Car, il fait partie de ces rares personnes qui sont capables de vous toucher, de vous captiver et de vous transformer. Je ne pouvais donc pas passer à côté de l’occasion de vous présenter cette légende de l’industrie musicale.
Une vocation :
Bruce Swedien est né en avril 1934 à Minneapolis. Grande ville culturelle après New-York et Chicago, Minneapolis a offert à l’industrie musicale trois grandes figures emblématiques du Minneapolis Sound que sont Prince et les producteurs Jimmy Jam et Terry Lewis , qui furent d’ailleurs co-auteurs et producteurs de «Scream» et «HIStory».
Enfant unique de Ellsworth et Louise Swedien, un couple de musiciens classiques, Bruce Swedien, est très vite familiarisé avec la musique et assiste parfois aux répétitions de ses parents qui jouent dans l’orchestre philharmonique du Minneapolis Symphony Orchestra, un orchestre très réputé aux États-Unis fondé en 1903 par Emil Oberhoffer.
Bruce se découvre donc très tôt une passion pour l’acoustique et la décomposition des instruments :
« Ma mère chantait dans la chorale féminine de l’orchestre philharmonique de Minneapolis. A cette époque, il était sous la direction d’Antal Doràti. Comme un enfant de 10 ou 11 ans, j’avais l’habitude d’aller avec ma mère pour assister aux répétitions. Je n’oublierai jamais ce son. Ça me donne la chair de poule rien que d’y penser. Entendre ce chœur de femme chanter Mahler avec l’orchestre philharmonique c’était…incroyable! »
Ainsi lorsque en 1944 son père lui offrit à Noël un magnétophone, ce fut comme une révélation pour lui et il raconte souvent que dix minutes plus tard, il sut qu’il serait ingénieur du son.
Même si ses parents auraient préféré qu’il soit pianiste, ces derniers n’ont finalement pas hésité à l’encourager, le laissant s’amuser à enregistrer tout ce qu’il entendait et faisant écouter le résultat à ses voisins à travers une petite station de radio amateur.
Au fil des années le garage familial était d’ailleurs devenu un petit studio d’enregistrement équipé notamment d’un Magnecord PT6, un petit enregistreur 1/4 à bande fabriqué par la toute jeune Magnecord, Inc, une entreprise locale basée à Chicago.
Les débuts :
Témoin de grands bouleversements dans les techniques d’enregistrements et d’une évolution constante dans le matériel, Bruce Swedien apprendra beaucoup de cette époque.
Après avoir obtenu son bac, Bruce s’inscrit à l’université et travaille en parallèle comme ingénieur du son à la Schmitt Music Company.
Il vient d’ailleurs de se marier à Bea Anderson qu’il a rencontrée quelques années auparavant. Ensemble ils formeront un couple fusionnel et aujourd’hui encore, Bruce témoigne souvent de l’importance de sa femme dans sa vie :
« J’ai rencontré Bea Anderson un après-midi d’été dans un parc de Minneapolis. J’avais 17 ans et elle en avait 16. Quand elle m’a souri avec son incroyable sourire, c’était fini ! J’ai su qu’elle était la fille avec qui j’allais passer le reste de mes jours. »
A 20 ans, après avoir manqué de brûler la maison familiale à plusieurs reprises avec son matériel d’enregistrement à la fiabilité pas toujours évidente, Bruce rachète la clientèle et le matériel de la Schmitt Music Company et achète avec l’aide de son père un vieux cinéma sur Nicollet Avenue à Minneapolis.
Avec peu d’argent en poche, difficile de transformer les lieux en un studio d’enregistrement digne de ce nom avec une bonne acoustique. Il passera ainsi des semaines à coller aux murs des boites d’œufs pour améliorer l’acoustique de son studio.
Ainsi durant quelques années, il va y rôder sa technique avec beaucoup de musiciens classiques ou de jazz, dont le célèbre Tommy Dorsey.
Car, au début des années 50, les studios d’enregistrement sont des laboratoires où oeuvrent des ingénieurs du son sont des touche-à-tout qui doivent composer avec du matériel préhistorique sur lequel se casseraient les dents de bien des ingénieurs actuels.
« A l’époque où j’ai commencé à travailler à Schmitt Music Company, nous n’avions pas de magnétophone. Nous avions une salle de contrôle avec une console et dans la pièce nous avions deux presseuses de disques.
Le son allait donc directement du studio à la console qui envoyait le son à la presseuse. C’était une énorme console Western Electric à 7 entrées. »
Une rencontre déterminante :
C’était en août 1959. Quincy Jones était alors vice-président de Mercury Records et s’était déjà fait un nom comme trompettiste, arrangeur et producteur. Cette rencontre fut relatée par ce dernier dans la préface du livre «In The Studio With Michael Jackson» de Bruce Swedien :
« Notre amitié a commencé un jour en 1959 à Chicago. J’y étais pour une session d’enregistrement de Dinah Washington. Je suis sorti du taxi et suis entré dans l’immeuble près des ascenseurs. A côté attendait un gars imposant avec un air scandinave. Il s’est présenté lui-même : ‘’Salut je m’appelle Bruce Swedien. On va travailler ensemble aujourd’hui. On va être dans le studio A, vous allez l’adorer’’. Ce jour fut le début d’une longue et sincère amitié. »
Il faut bien reconnaitre que cette première collaboration entre les deux hommes fit des étincelles. Car de ces sessions d’enregistrement naitra l’album « What A Diff’rence A Day Makes » de Dinah Washington qui connut un gros succès et dont le titre éponyme est devenu un des classiques du jazz.
Bruce travaillera plusieurs années aux Universal Recording Studios, apprenant beaucoup de son mentor Bill Putnam et cumulant les expériences musicales avec des noms prestigieux comme Duke Ellington ou Count Basie.
Au fur et à mesure des progrès du matériel d’enregistrement et des possibilités de plus en plus importantes, Bruce Swedien se perfectionne et acquiert une formidable expérience dans les enregistrements de gros orchestres comme les big bands ou les orchestres philharmoniques.
Sa passion délirante pour les micros nait également à cette époque. Son goût et ses connaissances dans le matériel de studio de ces soixante dernières années a indéniablement joué un rôle prépondérant dans la qualité de son travail.
Ainsi, il n’hésitait pas à utiliser un vieux Neumann U47 avec Michael Jackson car il l’utilisait déjà à la fin des années 50 avec Count Basie et savait exactement comment il sonnait et avec qui il pouvait s’accorder.
Mais, bien que le matériel se perfectionne, il fallut attendre l’année 1959 pour que les studios Universal reçoivent enfin leur premier enregistreur multipistes. Lancé en 1955 par Ampex, l’enregistreur multipistes allait totalement révolutionner l’industrie musicale. À l’inverse d’un enregistreur classique, le multipistes permettait d’enregistrer séparément les instruments et les voix. De cette manière, on pouvait tout à fait ré-enregistrer tout ou partie des pistes sans toucher aux autres.
En clair, un artiste pouvait faire plusieurs prises de voix sans que l’on ré-enregistre également la musique. Ce qui peut paraître évident de nos jours était une petite révolution dans les années 50. Le premier enregistreur multipistes que Bruce utilisa fut un 3 pistes de chez Ampex:
« J’ai utilisé mon premier multipistes, ou ce que l’on peut appeler un multipistes, à la fin des années 50 pour des enregistrements du Duke Ellington’s Band et Count Basie’s Band, et c’était en 3 pistes. J’utilisais du matériel qui équilibrait la voix principale, ou l’instrument principal, et l’orchestre. La piste un et trois étaient un mix stéréo de l’orchestre et la piste centrale, ou piste deux, était utilisée pour la voix.
Donc, nous pouvions changer ce rapport, la valeur entre les voix, la voix principale et l’orchestre et ça fonctionnait très bien. »
Sa rencontre avec Quincy Jones ayant été particulièrement créative, Bruce devint l’un des ingénieurs préférés de Q et pendant 3 ans, ils enregistreront plusieurs albums.
Malheureusement, la liste de ces albums reste difficile à établir car les ingénieurs du son n’étaient pas crédités à cette époque. Ces hommes de l’ombre pourtant déterminants n’étaient pas autant considérés qu’aujourd’hui.
Néanmoins, la liste des albums produits par Quincy Jones entre 1959 et 1961 comporte quasiment autant de participations de Bruce Swedien.
C’est également durant cette période que le son stéréophonique (ou stéréo) devint petit à petit une norme utilisée par les ingénieurs du son.
Cette technique qui permet de donner un effet d’espace sonore fut développée dans les années 30 en Angleterre par Alan Blumlein. Mais il fallut attendre la fin des années 50 pour voir apparaître les premiers disques stéréo et les années 70 pour le voir définitivement supplanter le mono. La faute aux acteurs de l’industrie musicale qui ne croyaient pas au stéréo et à l’équipement spécifique pour en profiter.
« À cette époque, les personnes qui dirigeaient les maisons de disques ne pensaient pas qu’il y aurait un avenir dans le stéréo.
Je me souviens d’un d’entre eux, dont je tairais le nom, mais c’était un dirigeant d’une maison de disques majeure, me dire que pour lui le stéréo c’était comme se laver avec deux pommes de douche.»
Un électron libre :
Après le départ de Quincy Jones pour la France, Bruce Swedien continue de son côté et commence à travailler en indépendant sur quelques projets.
En 1962 il obtient sa première nomination aux Grammy Awards pour son travail sur le titre « Big Girls Don’t Cry » de Frankie Valli & The Four Seasons (les amoureux du film «Dirty Dancing» se souviendront de ce titre puisqu’on peut l’entendre au tout début du film quand l’héroïne parle en voix-off).
En 1967, Bruce Swedien décide finalement de quitter les studios Universal pour travailler en indépendant.
Il a 33 ans, sa réputation est désormais acquise et sa technique peaufinée auprès de Bill Putnam lui a permis de travailler avec Ramsey Lewis, Jackie Wilson ou encore Betty Everett avec qui il enregistre le tube « The Shoop Shoop Song (It’s in His Kiss) », popularisé des années plus tard par Cher.
Bruce vend donc ses services comme ingénieur du son et peut tout aussi bien travailler sur l’enregistrement d’un album que concevoir un studio d’enregistrement comme ce fut le cas pour le Sound Market Studio de son ami Dick Marx en 1967.
En 1968, après une période de creux, il reprend le chemin des studios, et l’année suivante il obtient une seconde nomination aux Grammy Awards pour son travail sur l’album « Moog Groove » de The Electronic Concept Orchestra, où il figure dans les crédits de l’album. A l’écoute de l’album, on découvre sa maîtrise notamment sur le titre « Grazing in the Grass ». Mais une nouvelle fois, le Grammy lui échappe au profit de Geoff Emerick & Phil McDonald pour le mythique « Abbey Road » des Beatles.
Mais Bruce ne se formalise pas pour un Grammy perdu.
Sa passion pour son métier est bien plus forte. Ainsi, en décembre 1975, après avoir continué à travailler en indépendant dans la région de Chicago où il s’est essayé à plusieurs styles comme la soul teintée de Rock ‘n’ Roll de Buddy Miles ou les mélodies mielleuses des Chi-Lites (avec qui il signe ses premiers pas comme producteur), il décide finalement de s’installer à Los Angeles.
A cette époque, les grandes maisons de disques s’installent sur la côte Ouest. Los Angeles et San Francisco deviennent les places fortes de nouveaux courants musicaux. C’est précisément durant cette période que Quincy Jones reprend contact avec Bruce. Ce dernier est revenu de France et s’est installé à New York. Il cherche un ingénieur pour travailler sur l’album « Look Out For #1 » des Brothers Johnson. C’est d’ailleurs à cette époque que Q commence à se tourner vers un son plus funk et soul. A noter que l’album contient le titre « I’ll Be Good To You » qui sera repris plus tard sur l’album « Back On The Block » de Quincy Jones.
Une constante dans sa discographie qui contient beaucoup de titres repris sur plusieurs albums et produits de manière différente à chaque fois.
Cette nouvelle collaboration marque le point de départ d’une très longue carrière conjointe entre les deux hommes. Quincy fera appel presque exclusivement à Bruce pour ses projets durant 20 ans.
Avec sa technique, Bruce Swedien s’accorde à merveille sur les arrangements de Q et le son produit par les deux hommes donnera une sonorité incomparable. Il prend également beaucoup de plaisir à travailler avec les artistes très créatifs qui gravitent autour de Quincy.
On y retrouve Georges Benson, James Ingram,Patti Austin, Ashford & Simpson, Luther Vandross ou encore Herbie Hancock.
Rencontre avec Michael Jackson :
En 1977, Bruce est contacté par Q pour participer à l’enregistrement de la bande originale du film « The Wiz ». C’est lors de l’enregistrement de l’album qu’il fait la connaissance de Michael Jackson. Si le film sera un échec commercial, la bande originale reste d’une très grande qualité et démontre toute la qualité du travail des deux comparses. Le son particulier qu’arrive à obtenir Bruce vient aussi d’une technique qu’il commence à développer à cette époque : le Multi-Track Multiplexing qui utilise plusieurs multipistes simultanément. L’année suivante, et presque dix ans après, il est une nouvelle fois nominé aux Grammy Awards, non pas pour « The Wiz », mais pour l’album « Sounds and Stuff Like That » de Quincy.
Et, une nouvelle fois le Grammy lui échappe. Ironiquement, c’est l’album « Aja » du jazzman Steely Dan qui remporte le Grammy du meilleur ingénieur du son.
Le duo connaît malgré tout son apogée, qui durera une bonne dizaine d’années, et la renommée de Bruce lui permet de figurer en bonne place dans les crédits des albums.
La mention « Recorded and Mixed by Bruce Swedien » devient un label de qualité mis en avant sur les pochettes, comme sur les albums « Give Me The Night » de George Benson et « The Dude » de Quincy Jones.
Il sera d’ailleurs nominé aux Grammy deux années de suite pour ces deux albums, mais ne remportera toujours pas le précieux sésame.
En 1979, il entame l’enregistrement de l’album « Off The Wall ». Michael Jackson est libéré de la Motown et se lance enfin en solo. Il déborde d’envie et d’énergie et le travail de Bruce sera de matérialiser ces envies en mixant les désirs de Michael.
Ainsi « Don’t Stop‘Til You Get Enough » est un bon exemple parce qu’il dut mixer des bruits de percussions sur bouteilles voulus par Michael alors que ce sont des sons particulièrement difficiles à enregistrer. Il crée également une drum platform pour l’enregistrement de la batterie de « Rock With You», une plateforme en bois sur laquelle est posée la batterie pour l’isoler du sol et retranscrire des basses plus profondes et marquées.
Ce procédé sera d’ailleurs reconduit pour « Billie Jean », d’ou le son de batterie assez similaire pour les deux morceaux.
Avec Quincy Jones, il développe également son concept du Multi-track Multiplexing pour devenir « The Acusonic Recording Process D » qui consiste à enregistrer toutes les pistes en stéréo et à les isoler les unes des autres sur bobine multipistes. Ainsi une bobine contiendra uniquement la voix, une autre les cuivres, une autre les claviers et ainsi de suite. Le procédé fonctionne avec plusieurs enregistreurs multipistes (analogiques ou numériques) synchronisées par un time-code SMTPE, donnant une quantité incroyable de pistes. De cette manière, Bruce pouvait isoler chaque son pour ensuite procéder à une écoute globale et commence à mixer chaque piste par rapport à l’ensemble.
Malgré tout, il reste un des rares ingénieurs qui enregistre et mixe en même temps. Une caractéristique qui démontre une fois de plus un savoir-faire et qui lui permet également d’avoir très peu besoin de retoucher les titres une fois enregistrés.
Si «Off The Wall» rencontre un succès dans les charts et dans ses chiffres de ventes, les récompenses ne viennent pas et Bruce n’est même pas nominé aux Grammy.
Qu’à cela ne tienne, Michael fera appel à lui pour chacun de ses albums solos et le prochain opus sera d’un niveau encore supérieur.
La consécration :
L’enregistrement de « THRILLER » sera sans doute le meilleur exemple du niveau de Bruce Swedien. Il innove comme rarement, développe des techniques d’enregistrement de batterie qui donneront le beat incomparable de « Billie Jean » (avec sa drum platform et une housse recouvrant la grosse caisse dans laquelle il passait un micro) et enregistre plus de 20 pistes pour l’intro de la chanson « Thriller ».
On notera en vrac : les pas de Frank Dileo, le cri de loup poussé par Michael, ou encore cette porte grinçante qu’il fallut aller chercher chez un accessoiriste d’Hollywood.
L’histoire du cri de loup que l’on entend en intro de «Thriller» est une histoire assez cocasse que Bruce aime raconter :
«Quand nous avons enregistré « Thriller »,Rod Temperton avait prévu d’avoir un cri de loup. A cette époque, il y avait un film sur Sherlock Holmes où il y avait un gros chien danois qui poussait des hurlements et j’avais ce son dans ma tête. J’ai donc immédiatement pensé à mon danois : Max. C’était un énorme danois de 90kg. Je me suis dis que c’était l’occasion pour Max d’être présent sur un disque! Mais il n’a jamais poussé le moindre hurlement.
Nous l’avions enfermé toute une nuit dans la grange pour qu’il puisse entendre les coyotes. J’avais mon matériel prêt à enregistrer, mais il n’a pas fait un seul hurlement.
Il faut croire qu’il ne voulait pas entrer dans le show-business. Finalement c’est Michael qui a fait les hurlements de loup à la place de Max et il l’a fait superbement bien ! ».
Même si l’enregistrement de «Thriller» fut chaotique à cause d’un double projet avec l’album « E.T Storybook », ce dernier reste sans doute le meilleur souvenir studio de Bruce car il en parle souvent avec beaucoup de nostalgie. Mais le perfectionnisme de Michael et de Quincy fut tout de même poussé au paroxysme, notamment sur « Billie Jean » :
«Pour Billie Jean, j’ai cumulé pas moins de 91 mixes. Nous les écoutions avec Michael et Quincy. Et vous savez lequel a finalement été retenu ? Le mix numéro 2 ! »
C’est aussi à cette époque qu’il rencontre pour la première fois un certain Rod Temperton, auteur compositeur de génie avec lequel il prit beaucoup de plaisir à travailler.
« Quincy m’a appelé un jour pour me demander d’écouter un album du groupe Heatwave qui était un succès à l’époque. Il me dit que Heatwave était le groupe de Rod Temperton. Je lui ai répondu ‘’Qui ?’’ […] J’ai tout simplement adoré la fibre musicale de Rod ! Il brillait dans sa musique comme une lumière. […] Quand les musiciens ont rencontré Rod la première fois, ils ont tous dit la même chose : ‘ ’Je pensais que tu étais jeune et noir. En fait, tu es vieux et blanc !’.»
Le succès de Thriller devient planétaire et Bruce reçoit enfin les honneurs avec son premier Grammy Award. On est en 1983 et après 30 ans de métier et une carrière sans faille, Bruce Swedien entre enfin au panthéon des ingénieurs du son. L’album restera à jamais comme le préféré de Bruce et ça se ressent dans sa manière d’en parler :
«Sur Thriller j’ai pu utiliser mon imagination musicale et scénique et ça a payé! Il possède tous les éléments de la musique pop. Il est très dansant.»
Après le succès de «Thriller», il entre dans une sorte d’état de grâce. Il fait désormais office de valeur sûre et son style est une référence. Bruce devient l’homme des records, capable de dompter les plus grosses tables de mixage. Bea, sa femme, se plait souvent à dire qu’il est capable de déceler une erreur dans une centaine de pistes jouées en même temps. Ce savoir-faire, il le matérialise sur les albums de Donna Summer ou « Light Up The Night » des Brothers Johnson.
En 1985, il devient également producteur exécutif de la bande originale du film «La Couleur Pourpre» réalisé par Steven Spielberg et produit, entre autres, par Quincy Jones. On y retrouve d’ailleurs une bonne partie de l’équipe de l’équipe « Thriller » et « Bad » avec Rod Temperton, Andraé Crouch, Paulinho Da Costa ou encore Paul Jackson Jr. Même s’il fut nominé notamment pour la meilleure musique de film aux Golden Globes et aux Oscars, le film connut une critique très controversée aux États-Unis (malgré un bon succès en salles) et ne reçut aucune statuette.
En 1987, l’album « BAD » permit à Bruce de remporter un deuxième Grammy Award. Même si « Thriller » reste mythique à bien des égards, «Bad » sera également un album très important dans la carrière de Bruce.
Hanté par le succès de Thriller, Michael s’enfermera de longs mois en studio pour enregistrer l’album impossible : l’album qui devait atteindre les 100 millions d’exemplaires. Poussé par un perfectionnisme à son paroxysme, Bruce Swedien n’hésite pas à énormément solliciter l’équipe et notamment sur le titre « Smooth Criminal ».
Lors de ses séminaires, Brad Sundberg raconte une anecdote très drôle à ce sujet : «Sur l’enregistrement de «Bad» , David Williams (guitariste ndlr) a dû jouer quelque chose comme 8 ou 9 minutes le même riff en boucle. David avait une constance incroyable dans son jeu, et il a joué sans s’arrêter. A la fin de la prise, il avait les doigts en feu et semblait vraiment éprouvé. Bruce a alors dit dans son micro : Ok c’est bon, on en fait une deuxième !»
Il fera également une apparition dans «Smooth Criminal» où il interprète la voix du policier qui crie : « Ok I want everybody to clear the aera right now!».
Après la sortie de l’album qui demanda beaucoup de travail, il s’enfermera encore presque un an en studio avec Brad Sundberg pour réaliser une quantité impressionnante de versions longues, dub, a cappella et radio edit pour accompagner les maxi-singles de l’époque. Sur « Bad », il utilise également les nouvelles technologies numériques qui font une arrivée fracassante dans les studios d’enregistrement, donnant la possibilité de pouvoir enregistrer, modifier et associer des sons.
Un Macintosh Plus est donc installé dans la salle de contrôle, premièrement pour gérer le système de classement des bobines multipistes dans le cadre du «Acusonic Recording Process» (qui pour la seule chanson «Bad» comportait 30 bobines de 32 pistes), mais également pour créer de nouveaux sons combinés à l’aide de logiciels. Ainsi sur « Man In the Mirror» , Bruce utilisa un procédé particulier pour la caisse claire :
« Sur Man In The Mirror, j’ai joué la caisse claire que j’ai enregistrée numériquement et j’en ai créé une boucle. En plus de ça, j’ai frappé deux grandes planches de contre-plaqué l’une contre l’autre et j’ai associé les deux sons, ce qui a donné la caisse claire de «Man In The Mirror». Cela a très bien fonctionné et ça montre que les technologies numériques sont utiles quand elles sont utilisées à bon escient. »
Trois ans plus tard, il remporte un nouveau Grammy pour son travail époustouflant sur l’album « Back On The Block » de Quincy Jones. Epoustouflant à bien des égards et notamment sur les titres « Birdland » (sorte de melting-pot musical de guests prestigieux) et « The Places You Find Love » où les chœurs d’Andraé Crouch sont maîtrisés de manière magistrale.
Ce morceau est d’ailleurs utilisé au début des séminaires de Brad Sundberg pour expliquer entre autres le travail incroyable de Bruce sur ce morceau :
« Seul Bruce pouvait s’en sortir avec autant de pistes ».
Touche-à-tout, il commence également à s’intéresser à la programmation en studio (opération qui consiste à programmer des synthétiseurs, batteries, ou autres afin de leur donner le son voulu) et fait ses débuts ‘’officiels’’ sur l’album « Tracks of Life » des Isley Brothers (1991).
La même année il travaille pour l’album «DANGEROUS», le premier album de Michael Jackson sans Quincy Jones. Son travail sera une nouvelle fois récompensé d’un Grammy Award, le quatrième en quatre nominations de suite !
Ce sera également sa première co-production pour Michael sur le titre «Jam». Bruce réalise des merveilles sur les titres « Dangerous », «Jam» (d’abord travaillé avec René Moore pour son album puis présenté à Michael) ou encore « Keep The Faith ».
«Keep The Faith» fut d’ailleurs un titre particulièrement dur à enregistrer car la tonalité de départ ne convenait pas à Michael qui quitta la pièce après trois prises sans produire le moindre son. Bruce fut donc obligé de modifier une bonne partie des arrangements pour permettre à Michael de placer correctement sa voix, ce qui lui vaudra d’ailleurs d’être crédité comme co-producteur du titre.
Sa rencontre avec Slash pour l’enregistrement de son solo sur « Give In To Me » fut aussi une expérience cocasse.
Habitué à des artistes plutôt calmes et politiquement corrects, le guitariste des Guns N’ Roses eut donc un effet particulier.
« Au début j’étais un peu effrayé à cause de son look, mais finalement Slash était quelqu’un de très professionnel. »
Malgré une mise en compétition des compositeurs et producteurs organisée par Michael sur l’enregistrement de « DANGEROUS », l’équipe de Bruce Swedien restait l’équipe A : la team principale dont il était le maillon central. Chaque titre travaillé par les autres équipes finissait de toute façon entre les mains de Bruce qui enregistrait et mixait la version finale. Michael lui faisait donc toute confiance. Entre les deux hommes, ce fut une relation de pur respect amical qui s’installa au fil des albums.
Jamais Michael ne touchait à la console de mixage quand Bruce était à côté et ce dernier se pliait en quatre pour atteindre le degré de perfection demandé par Michael. Bruce étant lui-même un adepte du petit détail, la relation entre les deux ne pouvait que fonctionner. En 1994, il s’installe à New-York avec sa femme Bea pour travailler sur l’album « HIStory ». Michael joue gros sur cet album qui sonne comme une reconquête de son image surtout aux États-Unis. L’enregistrement de l’album « HIStory » prendra plusieurs mois durant lesquels Bruce travaille sur la plus grande table de mixage de l’époque dans les studios de la Hit Factory. Il y démontre une nouvelle fois son talent et notamment sur les enregistrements philharmoniques pour les titres « Smile », « Earth Song », « Little Susie » ou encore « Childhood ».
«Quand nous avions fini d’enregistrer « Childhood » et « Smile » avec l’orchestre (philharmonique ndlr), Michael m’a demandé s’il pouvait sortir du studio et aller rencontrer les musiciens de l’orchestre. J’ai demandé à Jeremy Lubbock (arrangeur et chef d’orchestre) si Michael pouvait sortir et aller à la rencontre de l’orchestre. Il a répondu :”Bien sûr ! Absolument”. Durant l’enregistrement, tous les musiciens pouvaient écouter Michael chanter dans leurs casques. Quand Michael a marché hors du studio pour aller à la rencontre de l’orchestre, les musiciens lui ont fait une standing ovation ! Les 50 musiciens étaient debout et tapaient leurs archets sur leurs
pupitres aussi fort qu’ils pouvaient ! Jeremy était debout sur son podium de chef d’orchestre et applaudissait aussi fort qu’il pouvait !
Moi aussi j’applaudissais aussi fort que je pouvais dans ma salle de contrôle. Michael était heureux ! »
À l’aise aussi bien sur les titres plus agressifs comme « They Don’t Care About Us » ou « D.S. » ou sur des titres plus R’n’B comme « You Are Not Alone », Bruce réalise un travail de haute volée. Considéré par certains fans comme étant l’album le mieux produit de la carrière de Michael Jackson, «HIStory» ne permettra pourtant pas à Bruce de remporter son cinquième Grammy Award.
Il le remportera un an plus tard (en 1996) pour l’album « Q’s Jook Joint» de Quincy Jones qui sera l’un des derniers albums sur lequel les deux hommes travailleront ensemble.
Les années 2000 :
En 2000 il est une nouvelle fois appelé par Michael Jackson pour son album « INVINCIBLE ».
Cette fois, sa participation sera plus discrète. Il n’arriva qu’en cours d’enregistrement car il produisait et enregistrait déjà un album pour l’artiste français Cyrius pour lequel il alla jusqu’à La Havane enregistrer les titres.
Moins en phase avec le son de « Invincible » ou moins sollicité par Michael, toujours est-il qu’il travaillera seulement sur deux titres :« Speechless » et « Whatever Happens ».
Il collaborera cependant plus activement aux rééditions des albums « Off The Wall », « Thriller », « Bad » et « Dangerous » sur lesquels il sera crédité en tant que producteur exécutif.
Un an plus tard il travaillera une nouvelle fois avec Michael Jackson pour le titre caritatif : « What More Can I Give ». Une courte vidéo les montrant en studio circule d’ailleurs sur internet depuis quelques années. C’est le dernier projet studio connu entre les deux hommes qui perdront petit à petit le contact. La musique n’est désormais plus la priorité de Michael et une histoire d’honoraires non payés pour les sessions d’ «INVINCIBLE» brouillera professionnellement les deux hommes.
Néanmoins, Bruce Swedien travaillera une dernière fois sur un projet de Michael en 2004 pour le coffret « The Ultimate Collection ».
Pour autant, il ne cessera jamais de témoigner un immense respect et une affection sans limites pour Michael.
Les années 2000 virent également les derniers gros projets de Bruce avec son travail pour Jennifer Lopez sur les albums « This Is Me… Then » (2002) et « Rebirth » (2005), ou encore l’album « Shaman » de Santana (2002). Il commencera cependant à ralentir son rythme de travail.
À 70 ans, et installé en Floride depuis quelques années, il y fait construire un studio/musée privé : le West Viking Studios, bien plus grand que son studio privé de Los Angeles.
Il y développe un système très particulier d’acoustique à l’aide de plusieurs cylindres en mousse qui donnent un résultat totalement prodigieux. Beaucoup disent que le studio de Bruce est celui où la musique sonne le mieux. Il y organise des master class privées pour ingénieur du son du monde entier, intervient de manière ponctuelle à des séminaires et rédige également plusieurs articles pour la presse spécialisée.
En 2004, il publie son premier livre : «Make Mine Music» dans lequel il revient sur son parcours et livre de nombreuses anecdotes sur son travail.
Le décès de Michael Jackson en 2009 fut une douloureuse épreuve pour Bruce Swedien. Très attaché à celui qu’il considère comme le plus grand artiste de tous les temps, son rapport avec Michael était très fort, presque paternel, et aujourd’hui encore il en parle avec beaucoup d’émotion.
Bruce se plait souvent à dire que bien qu’il ait travaillé avec les plus grands noms de l’industrie musicale, Michael Jackson était à part. Toujours poli, toujours préparé, jamais en retard à une session d’enregistrement et doté d’une voix incroyablement présente au micro. Michael était pour lui l’artiste par excellence avec lequel il a produit la meilleure musique.
Quelques jours après le décès de Michael, Bruce Swedien publiait son deuxième livre : « In the Studio With Michael Jackson ».
Cette coïncidence malheureuse a d’ailleurs entraîné l’insertion d’une note de l’éditeur au début du livre.
Aujourd’hui, Bruce Swedien a 80 ans. Malgré son âge, ses journées se passent majoritairement dans son studio devant sa console Harrison, celle-là même qu’il utilisait pour l’enregistrement de « THRILLER».
Il travaille sans cesse car son métier est avant tout une passion prodigieusement ancrée dans sa chair.
En 2013, il a publié son troisième livre : « The Bruce Swedien Recording Method », composé d’un livre et d’un DVD dans lequel il explique son travail et ses méthodes d’enregistrement.
C’est sans doute l’ouvrage le plus technique mais tout aussi passionnant que les autres. Car Bruce a une manière très particulière de parler de son travail. Il en parle avec passion, avec amour et avec un immense respect pour la musique.
«Music First! » comme il le disait souvent. Ce slogan, à l’origine du nom de l’association Music First, est une philosophie, une manière de dire que ce qu’il faut privilégier avant tout, c’est la musique. Peu importe les effets, peu importe la complexité, si la musique ne sonne pas bien, il manquera l’essentiel. Bruce Swedien a vu les plus grands changements dans l’enregistrement et la production musicale de ces soixante dernières années et, au-delà d’être simple spectateur, il est un acteur de premier rang.
Il a développé des techniques d’enregistrement qui sont désormais utilisées et enseignées dans les écoles et il a enregistré, mixé et produit des albums de légende. Il est indéniable que les albums de Michael Jackson n’auraient pas été les mêmes sans Bruce. Son influence et son savoir-faire ont été déterminants dans bien des titres les plus connus de Michael Jackson. Avec Quincy Jones, ils ont formé un trio qui a repoussé les limites à des niveaux rarement atteints depuis. Bruce Swedien est donc bel et bien un «Master of Sound». Je pourrais même dire que ce terme a été inventé pour lui.
DAVY APPERT