Danser dans “Black or White”

Actuellement professeure en sociologie et en anthropologie au Nazareth College de New York, Yamuna Sangarasivam est aussi connue pour sa participation au vidéoclip musical « Black or White » de Michael Jackson.

Dans une interview accordée le 25 décembre, elle a accepté de répondre à des questions sur son parcours ainsi que sur ce projet.

En voici de larges extraits :

Vous travaillez actuellement dans le domaine de l’anthropologie (…) Comment passe-t-on de la pratique de la danse et de la musique à l’anthropologie ?

Yamuna Sangarasivam :C’est une bonne question, une question qui a beaucoup de sens.

Très souvent, nous pensons qu’il y a une déconnection entre les universitaires et ceux qui performent les arts  (…)

En fait, il y a beaucoup de connections. Comme vous l’avez bien décrit dans votre introduction, j’ai commencé très jeune, entre 5 et 6 ans et j’ai poursuivi pendant mon éducation secondaire, à apprendre et à étudier le Bharata natyam,  la danse traditionnelle, et le piano classique occidental.

A l’université, j’ai découvert les domaines de la musicologie et de l’anthropologie de la danse ou l’ethnologie de la danse, avec des érudits extraordinaires comme Susan McClary, qui est une musicologue féministe de premier plan (…)

J’ai compris que la musicologie nous aide à expliquer de quelle manière nous créons du sens dans notre monde à travers la musique. Voici pour une définition très sommaire de la musicologie.(…)

Il y a des similarités avec la danse et tous les arts visuels du spectacle : en tant qu’êtres créatifs, nous essayons constamment de créer du sens à travers différents domaines, y compris la médecine, l’ingénierie et les sciences sociales. (…)

Et je pense qu’en tant qu’artiste, nous ne cessons jamais de l’être. Alors j’ai continué à enseigner, des cours sur l’anthropologie de la danse, qui traitent des méthodologies des familles (…) et dans ce cadre j’ai encouragé les étudiants à exercer et à pratiquer pour qu’ils ressentent la connexion entre l’esprit et le corps.

Nous comprenons que la connaissance n’est pas simplement produite dans notre esprit mais qu’elle se retrouve à travers notre incarnation cognitive de la création de sens.

Donc, j’ai continué à jouer du piano quand j’avais une opportunité pour collaborer  (…) avec les étudiants de mes classes qui étaient musiciens.

Je pense que nous maintenons toujours un lien avec nos  pratiques artistiques et créatives.”

L’anthropologie et la pratique des arts semblent si différentes. Mais avec vos explications, on comprend qu’elles vont de pair. Ma prochaine question porte sur votre participation à la vidéo « Black or White » de Michael Jackson en 1991. Quelles pensées ont traversé votre esprit ? Est-ce que vous vous attendiez à être en compétition avec 3000 personnes ?

Et qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez reçu l’appel qui vous annonçait que vous étiez retenue pour apparaitre à ses côtés ?

Yamuna Sangarasivam : “C’est un sentiment qui n’a pas d’équivalent. J’ai sauté en l’air, j’étais tellement excitée. Vous savez, quand je me suis rendue à l’audition, ils nous avaient divisés en différents groupes,  j’étais dans le groupe catégorisé « danseurs asiatiques ».

C’était une expérience extraordinaire car en attendant mon tour pour performer, j’ai eu la chance de rencontrer tant d’artistes différents, venant de multiples communautés, vietnamiens, cambodgiens, chinois,…

Dans cet étrange phénomène de catégorisation par la « race », nous étions tous décrits comme des « asiatiques ». Et quand est venu le moment de notre « catégorie », c’était intéressant d’observer les différentes performances et les différents héritages de ces communautés.

A propos de la manière dont j’ai participé à l’audition, à l’époque j’étais étudiante en anthropologie de la danse à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA).

Il y avait constamment, et notamment dans le Département des arts de la scène,  des auditions et des appels pour participer à des auditions.

Il était donc fréquent pour  les personnes de la faculté et les étudiants d’avoir à côté une autre activité dans des projets d’Hollywood. A Los Angeles, Hollywood diffuse son influence dans pratiquement tous les aspects de la société.

Le moment de l’audition venu, pour être honnête, je ne pensais pas qu’il y avait un rôle pour moi. Un groupe d’amis m’a dit «Yamuna, il y a une audition pour la vidéo de Michael Jackson, tu devrais venir avec nous ».

Et j’étais comme « peut être, mais je ne crois pas» car artistiquement notre danse est traditionnelle, avec aussi sa propre musique. Comment cela pourrait correspondre avec un projet de vidéo de Michael Jackson ?

Je suis revenue à mon domicile le soir pour parler avec mes parents, j’ai dit « papa, je ne sais pas… ».

Ils m’ont dit « Tu dois ABSOLUMENT participer à cette audition, ce serait une grande opportunité pour une étude ethnographique ».

La recherche ethnographique c’est quand vous entrez dans les communautés, que vous apprenez d’elles et que vous expérimentez.

Et j’ai dit « BIEN SÛR ! » et c’est comme cela que je suis allée aux auditions. Michael Jackson n’était pas présent, il y avait le chorégraphe et les personnes de la production. Ils ont enregistré nos performances ainsi que nos interviews et nous ont appelés plus tard pour nous informer.

A l’époque, je travaillais pour un professeur en sociologie. J’ai décroché  le téléphone, ils se sont présentés comme la société de production de Michael Jackson et ils ont dit qu’ils avaient une proposition à me faire tout en présentant le rôle dans la vidéo comme très spécial : « le chorégraphe et Michael Jackson veulent une danse exécutée en duo avec vous.»

C’était tout simplement incroyable. J’ai accepté, ils m’ont demandé si j’avais ou pas un agent. J’ai dit non mais que j’allais en trouver un.

Quand j’ai raccroché le téléphone, j’ai crié, j’ai bondi dans tous les sens, appelé mes parents, c’était très excitant.”

Comment s’est passé le jour du tournage ?

Yamuna Sangarasivam :Il y a eu deux sessions de tournage et d’enregistrement. Le concept originel était d’avoir tous les danseurs sélectionnés pour le projet au studio pour nous filmer.

Nous sommes arrivés au studio et nous avons eu la possibilité de voir la plus grande partie des performances des uns et des autres.

A l’origine, j’ai été filmée en studio, au même endroit où vous voyez les danseurs “russes”, les danseuses thaïlandaises, les danseurs africains.

Et la semaine suivante, ils ont rappelé pour nous dire qu’ils voulaient filmer dans des lieux, sur l’autoroute.

Ma mère était à mes côtés à ce moment-là. Ils ont organisé le transport pour venir nous chercher(…) et nous amener jusqu’à ce segment de l’autoroute. Je ne me rappelle exactement où mais à mesure que nous approchions, nous pouvions voir le trafic dans le sens inverse et [à un moment] toute la circulation était bloquée sur ce segment par la société de production de Michael Jackson pour le tournage. (Rires)  Désolé pour la gêne occasionnée pour les conducteurs à l’époque. (Rires)

Arrivés sur le site, nous avions nos caravanes de tournage, on m’a maquillée, mis le costume. C’est un désert, alors il fait assez froid la nuit.

Nous avons probablement commencé à filmer vers 20h, j’avais fini mes cours, j’avais eu le temps de revenir à la maison, etc., Nous avons filmé pendant toute la nuit. Ce fut vraiment une formidable occasion d’apprendre.

Nous avions nos propres chaises de metteur en scène, tout près de Michael. Il était une personne si aimable, si chaleureuse, intéressante et intéressée, qui avait les pieds sur Terre, délicate et humble.

Il a tellement bien pris soin de nous. Il nous a dit « il commence à faire froid ?» et il est allé dans sa caravane récupérer des couvertures puis les a mises sur nos épaules. Il parlait toujours avec nous. (…)

[ Au moment du tournage], Michael et moi nous dansions sur la voie centrale et il y avait de la circulation devant et derrière nous, différents  types de véhicules (…). J’étais si excité et enthousiasmée dans la performance que j’ai un peu perdu mes repères dans l’espace (…) [au point qu’une voix s’élève pour dire]  « Michael, Michael fait attention à [elle] car elle ne fait pas attention. » [Et Michael de répondre quelque chose comme] « pas d’inquiétude, je fais en sorte qu’elle soit en sécurité.

[Michael Jackson] était tellement attentif et très tourné vers l’autre. Même lorsque nous étions au studio pour répéter et que nous nous sommes rencontrés pour la première fois.

Il voulait connaître l’histoire de la danse, ainsi que sa connexion avec la spiritualité, la mythologie, la cosmologie qui étaient représentées dans les mouvements.  

Il voulait connaitre la signification des mudras (gestes sacrés des mains, ndlr) mais aussi comment j’avais appris et étudié l’Odissi  (danse indienne classique, ndlr).

Il voulait me connaître en tant que personne, me reconnaissant comme quelqu’un digne d’intérêt qu’il avait envie de rencontrer, et pas uniquement comme une simple personne embauchée pour ce projet. (…)

Avec chacun des artistes et interprètes sur ce  projet, il était si respectueux et voulait connaître chacun. Il leur parlait. Il les reconnaissait comme des artistes talentueux qui le rejoignaient dans ce projet.

C’est inoubliable. Il était une telle icône extraordinaire du XXème siècle, vraiment. (…) Il reste un artiste extraordinaire (…) et la vidéo [de « Black or White »] a beaucoup de sens au début des années 1990.

C’était l’époque où les Etats-Unis débutaient leur première Guerre du Golfe et aussi où il y avait eu des émeutes raciales (…), l’époque de Rodney King, dont la vidéo  [de l’agression] circulait de manière virale. Nous parlons généralement des « émeutes de Los Angeles » mais à Los Angeles, les habitants parlent plutôt de « rébellion » (…)

J’étais là, il y avait la ville sous confinement, la garde nationale qui est venue. Ça me rappelait le Sri Lanka, pour nous déplacer nous devions passer par de multiples checkpoints. 

La vidéo (« Black or White ») évoquait la division et la violence (…) qui avait éclaté dans la société dans laquelle nous vivions, les images des brutalités policières, ainsi que du Klu Klux Klan, que traverse [Michael] et quand [il] dit « Je n’ai pas peur des draps », c’est une allusion [à la tunique blanche des membres de ce groupe]. Il parle de cela dans ce segment rap de la vidéo. (…)
Il était question d’une réalité à laquelle j’ai été confrontée à l’époque, tout comme Michael. Et lui, en tant qu’artiste, il l’a vécue comme un activiste, en mettant ces problèmes à la lumière de la culture populaire et à travers une chanson populaire pour dire « It don’t matter if you’re black or white» (« peu importe que tu sois noire ou blanche ») , tu peux être ma petite amie. (…)
Il évoquait tout cela dans sa vidéo. (…) Il avait un impact réel.

Avoir été en sa présence et avoir été invitée dans ce projet, ce fut véritablement un honneur. (…)

En savoir plus sur “Black or White” :

Pour aller plus loin sur “Black or White”, vous pouvez lire notre article de 2013 sur Sage Galesi et les Indiens américains :

Notre article de mars 2014, sur l’enregistrement du titre avec le guitariste Tim Pierce :

Enfin, dans notre article du 28 juillet 2017, il était question d’une interview de Bill Bottrell, un homme-clé de “Dangerous”, mais aussi plus longuement de l’interprétation du vidéoclip à travers l’étude de la problématique raciale dans l’œuvre de MJ.

Sources : Festember – Vox Populi / MJLegend / MICHAELzine

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